dans les Règles de l'Art

1985 - 1986

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(Pardon pour la photo de très mauvaise qualité)

Il m'a fallu un an et demi pour passer de l'idée au vernissage final, et ce fut une expérience aussi exaltante qu'éprouvante.

Ce tableau a été acheté par un excellent ami.

Thème

Dans l'optique d'une exploration/confrontation de/à ce qui anima l'histoire de l'art pendant des siècles, un des sujets qui m'apparut à la fois comme une des hautes figures de l'art chrétien et porteur d'une dimension universelle fut la Pietà (de l'italien : pitié), cette mère de toutes les douleurs portant son enfant mort.

Au-delà de Marie et Jésus, on peut imaginer de multiples rapprochements avec des tragédies humaines, y compris sans accent spirituel. J'ai même longtemps hésité (et j'hésite encore) à donner des titres (ou les montrer) parce que je n'ai pas plus que cela envie de voir ma vision première influencer le spectateur et l'orienter dans une direction trop "directive". J'aimerais sans doute mieux que chacun reconstruise naturellement ce qu'il en perçoit (comme c'est le cas pour toute œuvre d'art). Ce n'est qu'après qu'il pourrait prendre connaissance de ma forme d'interprétation.

De même, l'emploi de textes en diverses langues (plus ou moins difficiles à comprendre, y compris après traduction) n'a pas pour but de vouloir cacher un "message" mais de mettre un voile sur un élément qui ne doit pas être trop immédiatement accessible. L'approche de l'art demande des efforts ! surtout lorsqu'on n'est pas sur un terrain essentiellement esthétique (dimension assez secondaire ici) mais dans une mise en forme de concepts. La mise en scène d'un certain hermétisme n'est pas faite pour fermer des portes à la compréhension, mais bien plus pour pénétrer une part du mystère, via un chemin (que je propose parmi d'autres possibles) pour en faciliter l'accès, de l'ombre vers la lumière.

Pour qui ne serait pas familier du christianisme, je précise (brièvement) qu'il s'agit (selon les évangiles) de Marie, jeune fille juive d'il y a environ 2000 ans ayant conçu un enfant, Jésus, par l'intermédiaire de l'Esprit de D.ieu. Adulte, il deviendra prédicateur d'un enseignement singulier, basé sur l'amour (autant du prochain que du lointain), et sera exécuté à Jérusalem par l'autorité romaine d'occupation, comme fauteur de troubles ; condamnation à l'instigation du Sanhédrin (assemblée de 71 docteurs et juristes juifs) qui l'accusait de blasphème, péché passible de la peine capitale. Marie assistera à la mise à mort, se faisant par le mode de la crucifixion, le supplicié étant fixé sur une croix où il mourrait à petit feu (plusieurs heures) par asphyxie (la tension poitrinaire l'empêchant peu à peu de respirer). La scène de la Pietà

représente Marie recueillant le corps de son fils lors du dérochage avant sa mise au tombeau. La foi chrétienne proclame que Jésus Christ (ou Messie : celui qui a reçu l'onction de D.ieu) triompha de la mort et que son Sacrifice est rédempteur des péchés du monde.

 

Composition

On s'imagine d'abord que tout a été fait, entre les multiples versions, et c'est pourquoi j'ai commencé par vouloir appuyer mon inexpérience sur la reprise d'une composition celle d'un peintre caravagesque (Francesco Cairo) pour un saint Sébastien (soigné par sainte Irène) qui me semblait tout à fait convenir. Mais ce n'était pas le but de la manœuvre et je me suis donc lancé à imaginer mes propres vues de mise en scène. J'en fis donc 6 (format A4, crayon et aquarelle) avant de me décider pour l'étude N° 2 qui avait la plus forte intensité dramatique.

 

 

Poses

Dans les règles de l'art, cela impliquait dans mon esprit de travailler d'après modèles et peindre ensuite le tableau d'après les dessins. Le grand investissement personnel que je jetai dans cette aventure nécessitait des personnes de confiance. J'ai très vite choisi un et une amis qui m'étaient plus particulièrement chers ; mais si elle fut tout de suite très enthousiaste, lui fut assez réticent et finit par refuser (ce qui nous fâcha). L'ami qui le remplaça fut tout à fait à la hauteur et nous formâmes tous trois une très bonne équipe tout au long des séances. Ils m'apportèrent un vrai soutien dans mes doutes et un engagement très solide dans leur participation, au point que j'ai décidé de pérenniser leur association à l'ouvrage en les faisant signer le tableau avec moi (voir en bas de la page).

Voici une photo témoin des poses, et des croquis faits sur papier kraft brun d'un mètre de large, utilisant le crayon, la mine de plomb, le fusain, la sanguine et la craie blanche.

 

 

26 janvier 1986 - 1er croquis :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indépendamment des poses, je me suis posé la question de la représentation des personnages sur le tableau final. Pour Marie : quel type de robe, de quelle couleur ? et même quel âge !? tant la Pietà de Michel-Ange a brouillé les pistes. Pour le Christ : nu ou avec un pagne, cheveux courts ou longs ? J'ai choisi l'option la plus neutre possible pour ne pas (le moins possible) parasiter la lecture de l'essentiel.

Texte

Ô vos omnes qui transitis per viam attendite et videte si est dolor similis sicut dolor meus.

Ô vous tous qui passez par ce chemin, arrêtez-vous et regardez s'il est une douleur semblable à ma douleur.

 

J'ai depuis toujours beaucoup utilisé du texte associé aux images. Ici, c'est dès l'étude de composition que j'y ai songé. Mais quel texte pouvait bien être assez fort pour figurer sur une telle représentation ? Je l'ai préalablement voulu en latin, car c'est une langue que j'aime et que c'est celle de l'église catholique. Il fallait évidemment chercher dans la bible, mais, n'ayant pas alors la Vulgate à disposition, c'est dans un missel (bilingue) hérité de ma grand-mère que j'allais fouiner au hasard.

Je suis alors tombé sur cette sentence (que je ne connaissais pas) et j'ai immédiatement compris que j'avais trouvé (au-delà même de mes espérances) ce que je cherchais en expressivité de la parole. Le seul bémol fut que j'ai reporté le texte tel que je l'ai trouvé, tandis que ce n'est pas la forme latine parfaite (avec la redondance lourdingue du similis sicut, comme me le signala plus tard mon oncle Michel…). Mais je fus par ailleurs conforté en retrouvant cette même sentence (encadrant le tableau) sur une magnifique Pietà du primitif Enguerrand Quarton (visible au Louvre). La messe était dite. Je résolus enfin de l'inscrire à la feuille d'or – c'était le moins ! mais pas le plus facile...

Ce n'est que plus tard que je sus que c'était traduit de l'hébreu, tiré du livre biblique attribué à Jérémie : les Lamentations (1, 12). Par ailleurs, ce si beau texte fait partie de celui (plus long) qui figure dans la crypte du Mémorial de la Shoah, à Paris, ouvrant une autre lecture de cette œuvre.

 

Regardez et voyez s'il est douleur pareille à ma douleur.
Jeunes et vieux, nos filles et nos fils fauchés par le glaive.

 

Support

Le support était généralement en bois, et j'ai utilisé du contre-plaqué pour sa légèreté et sa résistance. Il faut l'enduire de colle de peaux (à chaud), sur les deux faces, puis on maroufle une toile ; les miennes sont en coton. On passe ensuite (toujours à chaud) de multiples couches d'enduit (pendant toute une journée) fait de la même colle avec du plâtre bien éteint. La préparation de ce dernier me prit six mois… en le laissant tremper dans une eau changée tous les jours. J'avais trouvé les informations nécessaires dans le traité de Cennino Cennini. On se retrouve ensuite avec un support blanc, rigide et lisse. On fait le dessin final sur papier que l'on reporte sur le tableau, traçant les contours, avant de peindre.

Peinture

 

 

Ayant maintes fois dessiné cette scène, je l'ai restituée sur le panneau en une esquisse rapide (en étirant un peu les bras de Marie pour accentuer l'effet de lourdeur). Pour les autres tableaux, j'ai fait des dessins plus élaborés et reportés par décalque.

 

 

Épure maximale du tracé et pose du fond qui n'est pas noir mais d'un brun sombre.

 

 

Pose d'à-plats de base.

 

 

Premières valeurs du drapé.

 

 

Parties tissus à demi travaillées.

 

 

Le corps du Christ.

 

 

L'éclairage est resserré, avec renforcement du contraste pour augmenter l'intensité dramatique.

 

 

Intégration du texte (juste peint), harmonisation des ombres, visage de Marie (que j'ai jugé trop marqué dans la douleur et un peu jeune).

 

 

Le visage de Marie est vieilli et prend une pose hiératique, voulant exprimer une certaine sérénité et abnégation (selon l'idéal chrétien) face à l'horreur absolue (qui marque quand même ses traits) d'une mère tenant son enfant mort. Le texte est recouvert à la feuille d'or.

Encadrement

J'ai choisi un encadrement très simple, avec un liseré doré mettant surtout le format en valeur, et je trouve que ça renforce si bien la dimension du tableau que c'en est devenu un élément indissociable.

Vernissage

Lorsque le tableau fut bien sec, il fallut le vernir. J'ignorais à peu près tout des types de vernis et leur composition, et j'ai pensé mettre une première couche d'un vernis assez léger (vernis à gouache), puis plusieurs d'un vernis gras (selon l'adage : « gras sur maigre »). L'opération se passa bien et, après avoir passé la 1ère couche de vernis gras, le rendu était très beau. Le lendemain, le tableau était totalement blanc ! opaque, comme du verre dépoli ; les vernis avaient réagi entre eux. Inutile de dire ma détresse morale…

J'ai alors passé des heures à gratter, frotter, brosser avec toutes sortes de produits et d'ustensiles afin de décaper mon tableau. Comme la peinture était à l'œuf, elle ne fut pas altérée par les produits mais un peu par les outils et je dus faire des retouches. Une amie d'une amie, Cécile Charpentier, restauratrice émérite (ayant droit à ma reconnaissance éternelle), m'indiqua le vernis approprié : du vernis dammar ! produit naturel issu d'une résine de pin, peu jaunissant et très brillant. Par contre la peinture est plus poreuse que l'huile et boit beaucoup de vernis dont je repasse encore des couches sur des années et des années…

Signature

J'ai signé tous les tableaux de cette série (au dos, pour ne pas "souiller" la scène) lorsque j'en étais environ aux 2/3, au moment où j'ai vu et senti la vie apparaître et prendre place dans la matière, phénomène aussi spectaculaire qu'incommunicable à qui ne l'a pas vécu... et faisant partie de la mystique de l'Art.

Comme précisé plus haut, étant donné le soutien remarquable que m'apportèrent les deux personnes qui posèrent, Catherine Decker et Philip Nolde, j'ai décidé de les faire signer avec moi, pour les associer ad æternam à l'entreprise.

 

 

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