1er mars 2022
Avoir un nom de barde (poète) est une tradition celtique. Bleimor (loup de mer) est celui de Jean-Pierre Calloc'h, poète breton « né au milieu de la mer », sur l’île de Groix, en 1888, et tué au champ d'honneur, en 1917, à 29 ans. Il est l'auteur du recueil « Ar en deulin » (À genoux) d’où est extraite cette prière de guerre, datée des 7-27 septembre 1916. Le titre original en est : « Kartér-noz ér hleyeu / Quart de nuit aux tranchées » mais la tradition lui a donné celui que je donne ici – on dit aussi : « Prière du Veilleur ». |
Le texte original fut écrit en breton vannetais, et traduit en français par l'auteur. Le texte breton présenté ici est en KLT (breton unifié) et c'est celui-là que j'ai dit (avec quand même un peu d'accent vannetais), après avoir hésité. Je pense en enregistrer un autre, lequel sera en vannetais. |
En passant, je recommande cet extrait d'un spectacle que j'ai vu, en hommage au poète, au centenaire de sa mort, interprété par l'une des plus belles voix de Bretagne, celle de Yann-Fañch Kemener, hélas disparu peu après, mais qui résonnera encore longtemps aux cœurs sensibles. |
Je n'ai pas enregistré le poème en entier, craignant d'être trop long, mais il est présenté ci-dessous en intégral. Je dis d'abord la première strophe en français, puis les suivantes simultanément en français et breton. À la fin je reprends une strophe – ma préférée – d'abord en breton seul, puis en français. |
Pour l'accompagnement musical, j'ai utilisé une introduction au biniou et violon d'un air de gavotte des montagnes, avec un tempo très ralenti – ce qui ne déforme pas le son comme un changement de vitesse de lecture d'un disque. J'aime beaucoup le rendu de ce procédé, et l'emploie souvent désormais. |
An deñvalded
pounner a devaas war-dro din, war ledander al lann liv an noz ‘n em lede, ha me glevas ur vouezh war ar c’hleuz o pediñ : o pedenn ar c’hadour pa gouezh goulou an deiz ! « Heol klañv an neñvoù goañv, setu eñ aet da guzh, Kleier an Anjelus o deus sonet e Breizh ; Marv eo an oaledoù, hag ar stered a luc’h : Lakait ur galon greñv, o ma Doue, em c’hreiz. ‘N em erbediñ a ran deoc’h ha d’Ho Mamm Mari, diwallit me, ma Doue, ouzh spontoù an noz dall, rak bras eo ma labour ha pounner ma ari : dirak talbenn ar Frañs deut eo ma zro gedal. Ya. Pounner an ari, A-dreñv din e choma al lu. Kousket a ra. Me zo lagad al lu. Ur garg divalav eo. En goût a rit. Hama, Bec’h ganin, ma freder a vo skañv ‘vel ar plu Me zo ar martolod da garter, ar gedour a ya, a zeu, a wel holl, a glev boll. Ar Frañs he deus ma galvet henozh da virout hec’h enor, kemennet he deus din kenderc’hel d’he droukrañs. Me zo ar Gedour bras en e sav war ar c’hleuz, goût a ran petra on ha me oar petra ran : ene Kornog, he douar, he merc’hed hag he bleun holl gened ar bed eo, an noz-mañ a viran. Ker e paein ar c’hlod marse. Na petra vern ? Anvioù ar re gouezhet douar Arvor o miro : me zo ur sterenn splann war dal Frañs a lugern, me zo ar Gedour bras ‘ar sav evit e vro. Kousk, o bro, kousk e peoc’h. Me ‘ray karter eidous. Ha mar deu da foeviñ henozh ar mor german, breudeur omp d’ar c’herreg a zifenn aod Breizh dous, kousk o Frañs, ne vi ket soliet c’hoazh an taol-mañ. ‘Vit bout aman, laosket em eus ma zi, ma zud ; uheloc’h ‘mañ an dlead ‘m eus staget outoñ ; na mab, na breur ! Ar Gedour on, beunek ha mut, war harzoù ar Reter me zo ‘r garreg vreton. « …- Neoazh, lies a wezh, e rankan hirvoudiñ : penaos emaint ? Siwazh paour int, klañv marteze ! » Ma Doue, ho pezit truez ouzh an ti a zo din, rak. n’em eus ken er bed ‘met ar re ‘ouel du-se… Bremañ kousk o ma bro. ‘Mañ ma dorn war ma c’hleñ goût a ran ar vicher, me zo gwaz, me zo kreñv : an tamm Frañs ‘dan ma mir birviken n’o do eñ… Petra on dirazoc’h o ma Doue met ur preñv ? Pa sailhan dreist d’ar c’hleuz, ur vouc’hal e ma dorn ma faotred ‘lar marse : War-raok, hennezh zo gour ! Hag e teuont war ma lerc’h er fank, en tan, er skorn… Mes C’hwi, c’hwi ‘oar a-walc’h ne don met ur pec’hour. C’hwi, goût a-walc’h a rit pegen gwan eo m’eneñ, pegen krin ma c’halon ha truek ma c’hoantoù ; re ‘lies ma gwelit, o Tad a zo en neñv o heuliañ hentoù ha n’int ket ho hentoù. Rak-se, pa strew an noz e lorc’hoù dre ar glen, e grec’hier ar c’hleuzioù pa gousai ma breudeur. Ho pet truez ouzhin, selaouit ma goulenn, deut hag an noz a vo ‘vidon leun a splannder. Ouzh ma fec’hedoù kozh, ma Doue ma diwallit ; poazhit me, poazhit me e tan ho Karantez ha m’ene ‘lugerno en noz ‘vel ur piled, hag arc’haeled ho lu e vin hañval oute. Ma Doue, ma Doue, me zo ar gedour ‘n e unan. Ma bro a fi warnon ha me ne don met pri : daskorit din henozh an nerzh a c’houlennan : ‘n em erbediñ a ran deoc’h ha d’ho mamm Mari. |
Les
ténèbres pesantes
s’épaissirent autour de moi ; Sur l’étendue de la plaine la couleur de la nuit s’épandait, Et j’entendis une voix qui priait sur la tranchée : O la prière du soldat quand tombe la lumière du jour ! « Le soleil malade des cieux d’hiver, voici qu’il s’est couché ; Les cloches de l’Angelus ont sonné dans la Bretagne, Les foyers sont éteints et les étoiles luisent : Mettez un coeur fort, ô mon Dieu, dans ma poitrine. Je me recommande à vous et à votre Mère Marie ; Préservez-moi, mon Dieu, des épouvantes de la nuit aveugle, Car mon travail est grand et lourde ma chaîne : Mon tour est venu de veiller au front de la France, Oui, la chaîne est lourde. Derrière moi demeure L’armée. Elle dort. Je suis l’oeil de l’armée. C’est une charge rude, Vous le savez. Eh bien, Soyez avec moi, mon souci sera léger comme la plume. Je suis le matelot au bossoir, le guetteur Qui va, qui vient, qui voit tout, qui entend tout. La France M’a appelé ce soir pour garder son honneur, Elle m’a ordonné de continuer sa vengeance. Je suis le grand Veilleur debout sur la tranchée. Je sais ce que je suis et je sais ce que je fais : L’âme de l’Occident, sa terre, ses filles et ses fleurs, C’est toute la beauté du Monde que je garde cette nuit. J’en paierai cher la gloire, peut-être ? Et qu’importe ! Les noms des tombés, la terre d’Armor les gardera : Je suis une étoile claire brillant au front de la France, Je suis le grand guetteur debout pour son pays. Dors, ô patrie, dors en paix. Je veillerai pour toi, Et si vient à s’enfler, ce soir, la mer germaine, Nous sommes frères des rochers qui défendent le rivage de la douce Bretagne. Dors, ô France ! Tu ne seras pas submergée encore cette fois-ci. Pour être ici, j’ai abandonné ma maison, mes parents ; Plus haut est le devoir auquel je suis attaché : Ni fils, ni frère ! Je suis le guetteur sombre et muet, Aux frontières de l’est, je suis le rocher breton. Cependant, plus d’une fois il m’advient de soupirer. « Comment sont-ils ? Hélas, ils sont pauvres, malades peut-être… ». Mon Dieu, ayez pitié de la maison qui est la mienne Parce que je n’ai rien au monde que ceux qui pleurent là… Maintenant dors, ô mon pays ! Ma main est sur mon glaive ; Je sais le métier ; je suis homme, je suis fort : Le morceau de France sous ma garde, jamais ils ne l’auront… Que suis-je devant Vous, ô mon Dieu, sinon un ver ? Quand je saute le parapet, une hache à la main, Mes gars disent peut-être : « En avant ! Celui-là est un homme ! » Et ils viennent avec moi dans la boue, dans le feu, dans la fournaise… Mais Vous, Vous savez bien que je ne suis qu’un pécheur. Vous, Vous savez assez combien mon âme est faible, Combien aride mon coeur et misérables mes désirs ; Trop souvent Vous me voyez, ô Père qui êtes aux cieux, Suivre des chemins qui ne sont point Vos chemins. C’est pourquoi, quand la nuit répand ses terreurs par le monde, Dans les cavernes des tranchées, lorsque dorment mes frères Ayez pitié de moi, écoutez ma demande, Venez, et la nuit pour moi sera pleine de clarté. De mes péchés anciens, Mon Dieu, délivrez-moi, Brûlez-moi, consumez-moi dans le feu de Votre amour, Et mon âme resplendira dans la nuit comme un cierge, Et je serai pareil aux archanges de Votre armée. Mon Dieu, mon Dieu ! Je suis le veilleur tout seul, Ma patrie compte sur moi et je ne suis qu’argile : Accordez-moi ce soir la force que je demande, Je me recommande à Vous et à Votre Mère Marie. |
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