Lecture de Poésie et Littérature


21 mars 2022

 

Ce long poème est tiré du recueil « Ar en deulin » (À genoux). Il est daté de 1907 et Bleimor avait donc 19 ans. Le texte fut écrit en breton vannetais, et traduit en français par l'auteur. Je dis d'abord chaque strophe en breton, puis en français.
Je n'ai pas enregistré le poème en entier, craignant d'être trop long, mais il est présenté ci-dessous en intégral. Il y a cependant une certaine longueur et langueur, car telle est la forme des complaintes bretonnes, si caractéristique de l'âme de ce pays.
J'avoue avoir eu du mal à donner de l'expressivité avec la déclamation en breton. C'était déjà assez difficile de rendre ce parler vannetais avec un accent ancien. J'avais pourtant été coaché jadis (il y a plus de dix ans) par un excellent répétiteur – que j'aurais volontiers cité... si seulement je me souvenais de son nom ! Trugéré deoc'h.
Pour l'accompagnement musical, outre un fond de léger brouillage (comme j'aime en avoir), j'ai choisi le cantique « Ar Baradoz » (le Paradis), traditionnellement chanté aux messes d'enterrements. Ici, il est joué à l'orgue et bombarde, avec un tempo ralenti. La mélodie (du XVIIIème) est triste, mais, à l'instar du kaddish des Juifs, les paroles (attribuées à Saint-Hervé, patron des bardes) sont pleines d'heureuses espérances contemplatives.

 


Le poème complet, avec en grisé les strophes non dites :
 
Ne ran meit huannadein arlerh er marù… Er marù !
Pe oen bihan, m’her spurmanté èl un dra garù,
Ne gréden ket, nann, e hellé dén het gerùel :
Ha breman hoant em es, nañn em es de verùel !

Pegours é tei éndro me hig de vout ludu ?
Pegours é tiskenninn é donded er bé du ?
Pegours, pegours é vinn krignet get er prenùed
En ur hoh toul, barh ur véred dizanaùet ?

O ! bout mahet édan huéh troeted douar ponnér !
Breiniat didrous en téoélded, pèl doh en èr,
Bout marù-mik !... Hunvré mat ha dous, hunvré karet,
Joé e lakès ém halon peur hag ém spered.

Neuzé é tiskuiho me horv breùet d’er boén.
Mont e rér de repoz ér guélé goudé koén :
Arlerh koén er vuhé, ér bé é tiskuihein,
Hag eit lanjer douar ha yéot em bo ar me hein.

Epad ma vinn elsé kousket yein skorn éno,
Us d’em fen marù er hantvedeu e dreméno :
Rod en Amzér e droei ataù én ur hudal…
Meit mé ne uélinn mui en hoari : me vo dal.

Galùet e vinn marsé guéhavé get me zud,
Meit ne eilgiriin tra dehé, rak me vo mut ;
Get trouz festeu er Bed ’hello krénein en Douar,
En trouzieu-sé n’ou cheleùinn mui : me vo bouar.

Me vo dal, me vo mud, me vo bouar, me vo brein !
Ahed-kaer é mem bé, un hun ponnér e rein,
Hun heb hunvré, é sol un nozeh heb trenoz,
Er peah !... ér peah !... ér peah !...
                                                        — Meit perak ha penos,

Penos é kañnan mé ar un ton ken beunek ?
Girieu a zioanag nen dé ket brehonek !
Peh goaleuriou enta em ès bet, ha peh droug ?...
— Peh droug ? siouah, me halon en em roug !

Gañnet onn ér glahar, mab d’er Hetan Péhed :
Douget em ès me hroez ahoudé, hed ha hed,
Hed ha hed, heuliet me hent rust heb um glem,
Hag er glahar ataù em fiké get é flem.

Ya. Skoeit en dès en goaleur dal ar me halon,
Skoeit adreus hag ahed, heb truhé èl ur lon.
Didan é daoleu puill me fen em ès pléget,
Lan a zareu, get en ankén hantér vouget.

Siouah ! Déh e ouélen, hiniù e ouélan hoah ;
Ouélein e ran hénoah, me ouélo-forh, arhoah,
Noz na dé ne hellan éhañnein a ouélein,
Dareu e zo me hoén, ha me hun, ha me lein.

Malloh d’em dé ketan ! Malloh ar é sklerdér !
O Breiniadur, me mam, o prenùed, mem bredér,
Deit, hireh em ès d’oh, hastet ! El ul linsèl
Groñneit-mé oll ag er hlopen betag er sél !

Petra e ran, truhek, ér bed-man a zareu ?
El Job en dén santel, éh onn ar deil er hreu,
N'em ès nitra, nen donn nitra. — Mal é d’em ér !
Sonnein, mal é d’en Ankeu koh dont d’em hemér !

Men diùar e hochell avel ré unan meù,
Lann onn a chonjeu sot.... Liameu, liameu,
Ne veet ket enta torret ?... O me iné,
Saill ér méz a me hreiz ha neij é sol en né !...

Rak n’é ket ar me horv hebkén e en hirvoudan :
Eit kastiein péhed er hetan tad Adan,
Glaharet é inéanùeu peur é vugalé,
E pep léh ma kerhant er Boén zo étalé.

Er méz a zeur er mor n’hell ket béùein er pesk :
Mor me harantéieu zo bet kaset de hesk ;
Oeit int kuit, oll er ré e gréden em harent,
Men delézet ou dès me unan ér péar-hent.

Goulieu dianvez, goulieu diabarh :
Penaos é talhehés d’er vuhé, peurkeh barh ?
Er marù hebkén e hell rein dit peuh ha repoz :
Penos d’er marù karet nepas kornal ur poz ?

Én emgann pamdéiek dén ne ra d’ein en dorn :
A suhun mem buhé pe vo deit er sadorn,
P’em galùo en Ankeu, flourikus èl ur hi,
E vougen digiget e vokinn gouéù dehi !


« Arsaù, emé er Bed, get tristé ha gonzeu.
De bep poén, plijadur ha hoarh e zo louzeu ;
Guellat e rint eùé d’ha glenùed mar kares :
Ev ganemb guin er joé ér ùéren karget rez ! »

— Hoarhein ! Pen dé me skoé flastret didan er béh,
A pen donn mahagnet korv ha spered, abéh ?
Hoarhein !... Elsé e ra meur a unan, d’em oed.
Meit mé, mé, ha gellout e rehen ? — Bed amoed !

Kalon mab-dén e zo ur varrik dizañnet :
Kaer en dès plijadur ar blijadur donet,
Hag er Bed er beuhein én é joéieu follan,
Ar er geh voul-fank-men biruiken ne vo lan !

Noenù enta, Bed, é lehid lous ha blijadur ;
Eidonn, glan e chominn doh hé housiadur,
Ha ne glaskinn konfort, ém zrébilleu euhus,
Nameit doh treid men Doué, men Doué, madeléhus..

...Meit hoantat e ran ’taù, hirvoudus, en Dilam,
Ma ei me eskern peur, kammet de uigent lam,
De gousket ér harnél betag dé er Barnour,
— En dé-sé é saùo me horv lan a inour — ;

Ha ma hello m’inéanù, skanùoh eit en aùel,
En tu ral ag er marù darneijal divarùel,
De vout, kuiteit dehon er bed-man yein ha stréh
Eurus de virùiken...
                                            Doué, étré hou tivréh !

Je ne fais que soupirer après la mort... La mort !
Quand j'étais petit, je me la représentais comme une chose terrible,
Je ne pensais pas, non, que quelqu'un pût l'appeler,
Et maintenant j'ai envie, j'ai faim de mourir !

Quand ma chair retournera-t-elle en poussière ?
Quand descendrai-je dans la profondeur de la tombe noire ?
Quand, quand serai-je rongé par les vers,
Dans un mauvais trou, au fond d'un cimetière oublié ?

Oh ! être écrasé sous six pieds de terre lourde !
Pourrir silencieusement dans les ténèbres, loin de l'air,
Etre absolument mort !... Bon et doux rêve, rêve aimé,
Tu mets joie en mon pauvre cœur et dans mon esprit.

Alors se délassera mon corps brisé de peine.
On va se reposer au lit après souper,
Après le souper de la vie, dans la tombe je me délasserai.
Et pour couverture j'aurai sur moi de la terre et de l^erbe.

Pendant que je serai ainsi couché là, glacé,
Au-dessus de ma tête morte les siècles passeront,
La roue du Temps tournera toujours en hurlant;
Mais moi je ne verrai plus la comédie, je serai aveugle.

Parfois peut-être, les miens m'appelleront,
Mais je ne leur répondrai rien car je serai muet;
Le bruit des fêtes du monde pourra faire trembler la terre :
Ces bruits-là, je ne les entendrai plus, je serai sourd.

Je serai aveugle, je serai muet, je serai sourd, je serai pourri !
Etendu de tout mon long dans ma fosse je dormirai d'un sommeil lourd,
Sommeil sans rêves au fond d'une nuit sans aurore,
Dans la paix... dans la paix... dans la paix !...
                                                            — Mais pourquoi et comment,

Comment chanté-je sur un air si sombre ?
Mots de désespoir ne sont pas bretons !
Quels malheurs ai-je donc eus, et quel mal ?
Quel mal ? Hélas ! Hélas ! mon cœur se déchire.

Je suis né dans la Douleur, fille du Premier Péché.
Depuis, tout du long, j'ai porté ma croix,
Tout du long j'ai suivi mon âpre chemin sans me plaindre,
Et la Douleur toujours me piquait de son dard.

Oui. Le malheur aveugle m'a frappé au cœur,
Frappé à tort et à travers, sans pitié comme une brute;
Sous ses coups répétés j'ai plié la tête,
Plein de larmes, à moitié étouffé par l'angoisse.

Hélas ! Hier je pleurais, aujourd'hui je pleure encore,
Je pleure ce soir, je pleurerai à chaudes larmes demain,
Nuit ni jour je ne puis m'arrêter de pleurer,
Les larmes sont mon souper, mon sommeil et mon déjeuner.

Malédiction à mon premier jour ! Malédiction sur sa lumière !
Ô pourriture ma mère, ô vers mes frères,
Venez, j'ai hâte de vous, pressez-vous; comme un suaire,
Enveloppez-moi depuis le crâne jusqu'au talon !

Qu'est-ce que je fais, misérable, en ce monde de pleurs ?
Comme Job l'homme saint, je suis sur le fumier,
Je n'ai rien, je ne suis rien ! Il est temps que mon heure
Sonne. Il est temps que le vieil Ankou vienne me prendre !

Mes jambes vacillent comme celles d'un homme ivre,
Je suis plein de pensées stupides... Liens, liens,
Vous ne serez donc pas brisés ?... 0 mon âme,
Bondis hors de ma poitrine et vole au fond du ciel !

Car ce n'est pas sur mon corps seulement que je gémis
Pour punir le péché du premier père Adam,
L'âme comme le corps de ses fils est soumise à la douleur,
Où qu'ils aillent la peine est près d'eux.

Hors de l'eau de la mer le poisson ne peut vivre.
La mer de mes affections a été tarie,
Ils sont partis, tous ceux-là dont je me croyais aimé ;
Ils m'ont abandonné tout seul au carrefour.

Blessures au dehors, blessures au dedans,
Comment tiendrais-tu à la vie, pauvre poète ?
La mort seule peut te donner la tranquillité :
Comment à la mort aimée ne pas hurler un couplet ?

Dans la bataille quotidienne nul ne me donne la main.
De la semaine de ma vie quand sera venu le samedi,
Quand l'Ankou m'appellera, caressant comme un chien
Je baiserai sauvagement sa joue décharnée !


«
Cesse, me dit le monde, tes plaintes tristes.
A toute peine plaisir et rire sont remèdes,
Ils guériront ton mal aussi, si tu veux :
Bois avec nous le vin de la joie dans la coupe pleine jusqu'au bord ! »

— Rire ? Quand mon épaule est écrasée sous le fardeau,
Quand je suis perclus, corps et esprit, tout entier ?
Rire ?... Ainsi fait plus d'un à mon âge.
Mais moi, moi, est-ce que je pourrais ?... — Monde insensé !

Le cœur du fils de l'homme est un tonneau défoncé,
Plaisir sur plaisir ont beau y venir,
Le monde a beau le noyer dans ses ivresses les plus folles,
Sur cette pauvre boule de boue jamais il ne sera plein.

Nage donc, ô monde dans la vase fétide de ton plaisir;
Pour moi, je me garderai pur de sa souillure,
Et je ne chercherai consolation, dans mes tribulations effroyables,
Qu'aux pieds de mon Dieu, de mon Dieu, bienveillant...

...Mais j'aspire toujours, gémissant, à la Délivrance,
Afin que mes pauvres os, déboîtés par les chutes, s'en aillent,
Dormir dans le charnier jusqu'au jour du Juge.
Ce jour-là mon corps se lèvera plein de gloire.

Et afin que mon âme, plus légère que le vent, puisse,
De l'autre côté de la mort, voler immortelle,
Pour être, quittant cette terre étroite et froide,
Heureuse à jamais...
                                           Dieu, entre vos bras !
Tombe de Jean-Pierre Calloc'h, alias Bleimor, sur l'île de Groix.
 

 

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